18 novembre 2019

Marie-Hélène Lafon vibre à l'évocation de la démarche photographique et poétique des collégiens de Condat (23 juillet 2019)

Condat existe. On le savait. On nous l’avait déjà dit, raconté, suggéré ; d’aucuns, Marie-Aimée Méraville, Albert Monier, Christian Malon, pour ne citer qu’eux, le prétendaient avec insistance, l’écrivaient même, avec des mots, avec des images, on les croyait volontiers, mais rien ne vaut, pour mieux s’en assurer, en 2019, au train où vont les choses du monde, trente-trois images bien senties, prises sans ambages et sans chichis, en mai 2018 par 14 élèves de la classe de sixième du collège Georges Pompidou de Condat.

La litanie de leurs prénoms sonne comme la chanson d’une rivière fraîche lancée sous l’arceau frémissant et bleu d’un long soir de juin noyé de lumière. Lucie, Adrien, Erwann, Sacha, Robin, Axel, Vincent, Simon, Lisa, Yann, Nolan, Wendelin,  Fanny et Alban furent vaillants ; ils y sont allés, ils sont montés à l’assaut des choses et des gens tels qu’ils sont, à Condat, et sans doute ailleurs aussi dans le monde qui est vaste, comme nous le savons  et comme ils le savent déjà, autour de Condat.
Ils y sont allés, appareil en main. Je ne sais pas s’ils ont eu peur, s’ils ont hésité, rechigné d’abord comme on le fait parfois, déjà, à onze ou douze ans, ont-ils soufflé bougonné traîné les pieds et fermé d’abord les écoutilles. Il n’y paraît point. Je ne le sais pas et ne veux pas le savoir. S’ils ont eu peur, ils ont terrassé la peur, l’ont renvoyée dans les cordes, KO au tapis la peur ; et le désir, s’ils ne l’avaient pas, ils l’ont inventé, ils l’ont apprivoisé, ça se voit, ça se sent, le désir et le plaisir, ça se voit, ça se sent, et, encore mieux, ça se partage, c’est contagieux, c’est une bonne maladie.  
Ils sont vaillants, et à l’affût, et aux aguets ; je les imagine, lancés, lâchés, en action de chasse, eût sans doute écrit Henri Pourrat si l’on avait pratiqué cet exercice audacieux au collège d’Ambert  dès les très lointaines années de la première moitié du très défunt vingtième siècle. En action de chasse et sortis d’eux-mêmes, éduqués au beau sens étymologique du mot, c’est-à-dire, conduits hors d’eux-mêmes, non pas pour se divertir, qui signifie se détourner, mais pour élargir son expérience et son horizon en portant un regard neuf, celui du photographe, sur ce qui les entoure, qu’ils croient connaître, et qu’ils ne voient plus à force de l’avoir trop vu ; pas de selfies plus ou moins grimaçants,  pas de portraits de groupe en goguette, pas de riens nombrilistes montés en épingle ; à peine, ici ou là, comme sur l’une des deux photos singulières, oniriques, prises par Vincent, une silhouette d’enfant, arroseur arrosé, photographe photographié, en lisière ou à l’orée d’un monde, infime et immense, secret et révélé, partagé, d’image en image, comme on traverserait la Santoire ou la Rhue à gué, sautant de pierre en pierre.
La chasse aux images, donc, fut ouverte, pour une poignée d’heures, un beau jour de mai 2018, le 24, un jeudi vert et bleu, vibrant de lumière jeune ;  seul chacun, ou en escouade rieuse, ou en paire timide, un peu furtive, ils ont arpenté le terrain, se sont faufilés, tapis peut-être, embusqués, ici ou là ; ils ont été tenaces, ils ont dû se montrer patients, changer leur fusil d’épaule, s’adapter à ce qui surgit, au miracle jailli d’un instant, renoncer à suivre la piste d’une idée première pour mieux inventer ce à quoi ils n’auraient pas cru pouvoir penser. Ils ont appris, ils ont fait, ils ont exploré leurs limites et les ont repoussées ; ça s’appelle vivre, et créer ; ça s’appelle inventer sa vie, à Condat, et /ou ailleurs  dans le monde qui est vaste autour de Condat.
Autour de Condat, d’abord il y a les bois ; ils sont drus, ils moutonnent, ils s’arrondissent, ils font velours et toison, un fil de fer barbelé les effleure, les griffe, et ne les contient pas, ils cernent et embrassent les prés, avalent les maisons, tutoient le ciel ; les photos de Sacha, Lucie, Simon, Adrien ou Lisa le disent. Les bois font paysage et le paysage serait le corps du pays, sa matière même, vivante, charnue, inépuisable. Les peupliers d’Adrien sont tout cela à la fois, vivants, charnus, inépuisables et drus, dévorés de lumière, lancés, vrillés dans l’air bleu, frisés de vent vif. On pourrait penser, j’ai pensé, aux peupliers innombrables de Claude Monet qui flamboient pour toujours dans nos mémoires et enjambent les siècles en sentinelles gaillardes et lumineuses. 
Les rivières aussi enjambent les siècles, et même les millénaires ; elles babillent jusqu’à nous, joyeuses, moirées ; Lisa, Alban, ou Lucie le savent et le montrent. Dans leurs images nous entendons les eaux de la Santoire, de la Rhue, ou peut-être du Bonjon, rouler sur leur lit de cailloux, caresser la pile d’un pont, et filer sous la double guipure des feuillages dansants. Rien n’arrête les rivières, rien n’arrête la lumière qui galope et flamboie, noie le ciel et dessine sur la terre des ombres fraîches, propices. Les bois, les arbres, les prés, les rivières, le ciel, et la lumière posée sur tout ça, le monde est là, en place, et les corps peuvent entrer dans la danse, les corps et les visages, les regards, les gestes, qu’il s’agirait de saisir, au plus intime, au plus juste. 
Les corps surgissent, hommes, femmes, et enfants. J’attendais les bêtes, je m’étonne de leur absence, même si une créature, une chose, un engin mystérieux, du moins pour moi, pousse sur une photo de Wendelin un groin ou un muffle grillagé de bête pharamine qui paisserait les herbes hautes ; pas de vaches donc, avec ou sans cornes, ni de chevaux ; un chien peut-être au bout d’un chemin pentu, flanquant trois silhouettes claires sur cette photo de Fanny qui m’apparaît comme une citation vivace, et peut-être involontaire, de la vieille femme à l’enfant d’Albert Monier ; un chat aussi, pattes repliées, vaguement dubitatif, photographié par Erwan, en écho à celui qui, en 1959,  dormait sur les genoux d’une femme en prière, et sous la caresse du chapelet, dans A chacun son refuge. Je vous laisse d’ailleurs rêver aux titres qu’Albert Monier lui-même, si inventif avec les mots, eût donné à ces images et à ceux aussi que pourraient inventer les collégiens de Condat.
Pas ou peu de bêtes mais des hommes et des femmes qui sont là, au repos autour d’une table de pique-nique, les messieurs à l’ombre et les dames au plein du soleil, l’herbe vive verdoie sur cette photo en noir et blanc d’Erwan qui éclate de couleurs, paradoxe fondamental et commun, me semble-t-il,  à toute la série qui donne à voir le nuancier entier des jours ordinaires, en noir et blanc. Les hommes et les femmes sont là, le plus souvent au travail, saisis par Sacha, Axel, Alban, Robin ou Adrien, dans les gestes du travail, l’outil à la main, à genoux, ou derrière le comptoir, ou plongé dans le moteur de la Peugeot, ou perchés et penchés sur une toiture au sommet d’un échafaudage. 
C’est une journée ordinaire, dans la vie ordinaire, ni cérémonie, ni cinéma, on est dans la vérité nue des présences évidentes, ça montre à cru, comme on le dirait d’un cavalier, pas le sentiment d’une mise en scène ou d’une pose. Les arbres, les bois, les près ne posent pas, le vent, les nuages et la lumière non plus, les hommes, les femmes de Condat et les enfants du collège pas davantage, ou si peu. 
Les maisons non plus ne posent pas. Elles ne s’en donnent pas la peine, elles n’en ont pas besoin. Les maisons de Condat sont des princesses au bois dormant, je ne le savais pas, et vous non plus peut-être ; les maisons de Condat sont blanches, noyées de soleil, leurs volets sont clos derrière des grilles altières, au fond de jardins verdoyants et assoupis. Les maisons de Condat sont des mystères, que Yann, Sacha, Axel ou Nolan nous  révèlent, nous  racontent, comme ils le feraient d’une histoire de trésors engloutis, de royaumes secrets, et de héros invincibles ; ça se passe de mots, on serait à l’os de l’étymologie, dans l’écriture de la lumière qui est le sens même du mot photographie. 
Les enfants de Condat, Alban ou Sacha encore, auraient le sens et le goût du mystère, du silence, de l’absence ; ils flairent, ils devinent, le pouvoir d’évocation et d’incarnation d’un bol blanc et de son reflet posé sur une table, d’un banc métallique, vide, adossé à un tronc moussu, ou d’un vêtement de sport répandu sur le sol du gymnase, au coin de la cage des buts. Ici quelque chose a eu lieu, va avoir lieu ; ici on est vivant, on a joué, on rêve, on travaille, ici le temps passe, on rit, on pleurera, on a attendu, on est ensemble, ici et ailleurs on est vivant, vivace, on continue, on, nous, vous et moi, eux, et, après nous, après eux, leurs enfants, et les enfants de leurs enfants.
Et ceci encore, pour achever notre commun parcours de mot et d’images, ou plutôt pour ne pas l’achever, et laisser nos imaginations prendre la tangente, filer en douce et tailler la route. C’est une photo de Nolan ; la façade d’une grande maison, une demeure, des persiennes hautes, un peu fatiguées, mi-closes ou largement ouvertes sur un balcon à la rambarde ouvragée, balcon que l’on devine surplombé, à l’étage supérieur, par un autre balcon, de semblables dimensions. Et ce qui se produit, arrive, advient et surgit sur ce balcon suranné n’a pas de nom ; un profil très net, une oreille en coquillage, un cou tendu, un bras levé, le droit, et la tête, la masse invisible d’une chevelure probable, en appui au creux de cette main peut-être étoilée juste au-dessus de la nuque, on ne sait pas, on devine, ça se dérobe et ça échappe à l’entendement ; la poitrine est menue, haut perchée, vaguement drapée de tissu, le buste est nu, comme le bras et l’aisselle, lisses, fragiles ; le bas du corps, sous la taille soulignée d’une cordelette, est enfoui dans une masse sombre, une lourde jupe de deuil. C’est un corps et c’est un geste, c’est une apparition, ce serait, ça pourrait être une statue, un jeu, un déguisement, c’est une invitation au voyage, à la rêverie. C’est à Condat, Cantal, pays perché, où les enfants inventent des mirages dans la lumière de mai. 

Grâces leur soient rendues, aux mirages tenaces, à la lumière de mai, et aux enfants.